La mode régionaliste est dangereuse pour l’Europe

CATALOGNE • Sanctifier la région, diaboliser la nation. Cette mode intellectuelle, qui veut faire l’impasse sur deux siècles de constructions nationales, est surtout porteuse d’égoïsmes. Il n’est pas sûr qu’elle soit l’avenir de l’Europe

  • Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en faveur de l’indépendance à Barcelone le 11 septembre dernier, jour de la fête nationale catalane.

    Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté en faveur de l’indépendance à Barcelone le 11 septembre dernier, jour de la fête nationale catalane.

Nous suivons tous avec une très grande attention ce qui se passe entre la Catalogne et l’Espagne. C’est une question grave, elle touche aux questions de région et de nation, d’autonomie, de solidarités internes dans un pays. Il y a, parmi les lecteurs de cet article, des partisans d’un Etat indépendant de Catalogne. Il y en a d’autres, qui estiment que l’unité de l’Espagne doit être préservée. Chacun de ces points de vue mérite d’être respecté. Surtout vu de Suisse, un pays qui accueille beaucoup d’Espagnols (Catalans ou autres), et qui doit, selon moi, se garder de prendre parti dans cette crise. Et, au contraire, assurer à tous son estime, son état d’écoute et de dialogue, pourquoi pas ses bons offices.

«Modèle suisse»?

Je ne me prononcerai donc pas sur le cas de la Catalogne, mais je veux dire ici, plus généralement, mon scepticisme de principe quant à cette mode intellectuelle qui voudrait sanctifier tout ce qui respire la région, la décentralisation, l’autonomie, et diaboliser tout ce qui rappelle l’Etat-nation. La région serait, par essence, bonne, porteuse d’avenir. La nation serait maléfique, archaïque, souillée par le sang des guerres. En Suisse, ce discours s’appuie sur la structure même de notre propre pays, ce fédéralisme, assurément un succès, qui devrait «servir de modèle» aux pays qui nous entourent.

Chacun a son histoire

La réalité est plus complexe. Que le système suisse soit un succès exceptionnel, c’est certain. Mais chaque nation a son histoire. La logique de la construction française, ce sont des siècles d’augmentation du pouvoir royal, celui de Paris, contre les grands féodaux, et la Révolution qui, avec le jacobinisme, va encore plus loin dans la centralisation. L’Allemagne, c’est très différent: il faut attendre 1866 pour voir émerger l’unité, les régions demeurant puissantes. L’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, ce sont encore d’autres logiques, d’autres champs de tension entre le centre les périphéries. A la vérité, il n’existe pas de modèle, chaque nation a son histoire propre.

Europe des régions

Dans ces conditions, vouloir universaliser le principe de décentralisation, au nom des grandes idées de Denis de Rougemont (1906-1985), cet écrivain et penseur suisse qui avait théorisé l’Europe des régions et fondé, à Genève, le Centre européen de la culture, m’apparaît excessif. Parce que cette démarche enterre un peu vite l’idée de nation, née avec la Révolution française, beaucoup plus libératrice qu’on ne veut bien le présenter, et qui, selon moi, n’a pas dit son dernier mot. De Milan à Barcelone, la tentation n’est pas faible de couper le cordon avec l’Etat central. En clair, s’affranchir des liens de solidarité avec les régions du sud, plus pauvres. Chacun vivrait son destin, en rotant, bien à son aise, son produit intérieur brut. Telle n’est pas exactement ma conception d’un Etat, de ses énergies internes, de ses mécanismes de redistribution. Si la région, c’est l’égoïsme, les riches entre eux, les pauvres à l’extérieur, pour ma part, je n’adhère pas. Excellente semaine à tous.